L’étiquette de l’étiquette

octobre 2021

Codes / Souvenirs

Disant tout ou partie de l’histoire du voyageur, l’étiquette à bagage fascine par ses codes et son audace créative. Par Pierre Léonforté.

Apparue à la fin du XIXème siècle, blason fugace et futile du voyageur distingué, l’étiquette de voyage reprend ses esprits et son train de vie. Par Pierre Léonforté.

 

Lancée sous sa forme à la fois illustrative et informative à la fin du XIXème siècle alors que la civilisation du voyage prenait son essor, l’étiquette de voyage connut son apogée entre les deux-guerres avant de s’effacer devant la modernité du plastique auto-collant, la cohue du déplacement commercialo-chartérisé et les bagages mous. Morceau de papier imprimé, l’étiquette symbolisait et mémorisait alors le voyage. Elle fixait le bon goût du voyageur, qu’il fut explorateur ou hédoniste, dans ses choix de destinations et d’hôtels. Véhicule illustré et graphique, plus intense qu’une carte-postale, collée jusqu’à faire corps avec le bagage, l’étiquette fut le meilleur des passeports, le plus bavard des sésames, le plus snob des snobismes. Sinon pourquoi coller sur ses valises des étiquettes de lieux où l’on n’était jamais allé ? Et où on n’irait jamais ?

Ancêtre de la brand identity, l’étiquette de voyage vantait les mérites des compagnies de transport maritime, des compagnies de transport ferroviaire, des hôtels et des destinations. En clair : les paquebots et les grands express de luxe, les palaces urbains, balnéaires ou alpins, les capitales à la mode, les villégiatures mondaines et les contrées exotiques. Rentrer d’un voyage, ses bagages bardés d’étiquettes, valait pour Grand Tour adoubé. Au gré des périples, comme une idée de customisation, ces mêmes bagages devenaient des atlas ambulants, des albums de géographies nomades. Entre tour du monde et publicité blasonnée, chaque étiquette avait la sienne : carré, ovale, ronde, losange, écusson. Modernistes, bolidistes, suggestifs, trains et bateaux y défiaient la lenteur. Les monuments y étaient stylisés avec promesse qu’on soit les seuls à les visiter.

Lancés à belle vitesse sur les rails-éclairs de la modernité, les trains de la Compagnie Internationale des Wagons-lits qui relient alors Londres à Constantinople, Amsterdam à Bucarest, Paris à Vienne et plus loin encore, font assaut de services pour installer leurs voyageurs dans un confort comparable à celui d’un appartement roulant. De l’Oiseau Bleu à la Flèche d’Or, du Nord-Express au Sud-Express, du Transsibérien au Riviera Express et, bien évidemment l’Orient-Express, tous ces trains de luxe soulagent leur clientèle du fardeau des bagages, retirés à domicile et livrés à destination. Pour cela, rien de mieux que les étiquettes. Chaque train possède la sienne, chic et suggestive dans sa praticité, affichée-emportée l’air de rien, comme un jalon d’un train de vie en mesures spéciales. Des créations soigneusement composées, et récemment regroupées dans l’ouvrage Orient Express & co, aux éditions Textuel.

Orient Express & Co.
Par Arthur Mettetal and Eva Grayavat

Ceci dit, cette étiquette n’arrivait pas toute seule comme ça, sur une valise. Il fallait quelqu’un pour la coller. Et ce quelqu’un était rarement celui ou celle qui voyageait. Pour cela il y avait les porteurs, les bagagistes, les grooms, prompts à recouvrir de la sienne une vieille étiquette d’un train, d’un liner ou d’un hôtel concurrents. Bonne guerre et bonnes manières. Voire. Car ce jeu des étiquettes masquait un code bien rôdé. En fonction de son emplacement, à peine soulignée d’un trait de craie, l’étiquette devenait un indic, un profiler, ciblant le bon et le mauvais client. En haut vers les serrures ? très généreux en pourboires. En bas à gauche ? crampon désagréable. Quant au débutant encore peu au fait des us du voyage, il était signalé par un arc discret tracé en haut à gauche. En clair : bien le traiter, pour qu’il revienne. Savoir qu’à cette époque-là, une malle ou une valise, vierges de toute étiquette, sans doute celle d’un représentant de commerce, étaient plus suspectes qu’aujourd’hui un bagage Hello Kitty oublié dans un aéroport.

Porteuses de profusion et de richesse graphique, les étiquettes concentrent sur quelques centimètres carrés une formidable puissance d’évocation et de nostalgie. Elles jouent aussi la carte d’un savoir et d’une culture privilégiés pour qui voyage, et propice à l’évasion pour qui rêve de voyager. Sérieusement frivoles, les étiquettes reprennent du service. Les archives de l’Orient-Express ne demandaient que ça. Opérée par le jeune artiste Victor Cadene, entré dans le décor avec ses collages et ses couleurs, cette remise sur les rails raccroche les wagons d’une tradition oblitérée et ici ravivée. En deux intérieurs de papier, lui qui était monté à bord de l’Orient-Express en lisant Agatha Christie, a aiguillonné l’opulence mythique du fameux train vers un paysage à la fois naïf et poétique planté à Paris et à Istanbul. La culture est un bagage. Question d’étiquette(s).

Les étiquettes de bagage présentées ci-dessus ont été créées par Victor Cadene.

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