PROUST A L’HEURE DU DESIGN
Lire / Dessiner
Il y a quelques mois, le designer Anthony Guerrée se lançait dans une aventure inédite. Dessiner et faire fabriquer des chaises inspirées des personnages d’A la recherche du temps perdu… l’œuvre monumentale de l’écrivain Marcel Proust. Après la parution d’un livre, Les Assises du temps perdu (Bouclard Editions), son travail est exposé sur le site de la Galerie Atelier Jespers www.atelierjespers.com.
Photographe : Roland Tisserand
Une œuvre, des histoires
Anthony Guerrée est designer, concepteur de meubles et amoureux de littérature. En 2013, alors collaborateur auprès du Studio Andrée Putman, il s’attaque à la lecture des 7 tomes d’A la recherche du temps perdu, carnet de notes et de croquis à la main. Une montagne – de 2400 pages – à laquelle il consacrera 6 mois de sa vie. « Lire cette œuvre, c’était un peu comme un opéra de Wagner, des moments d’émerveillements, d’autres de mises en sommeil. Mais j’ai surtout lu Proust comme on fait un rêve, dit-t-il, et j’ai très vite souhaité en garder une trace. Un des principaux intérêts dans l’écriture de Proust est la quantité de descriptions d’intérieurs et de meubles. Proust a compris le pouvoir d’évocation des arts décoratifs et s’en sert pour donner encore plus d’épaisseur à ses personnages. Alors pourquoi ne pas leur donner vie, ne pas imaginer à quoi ressembleraient ces chaises, fauteuils et autres banquettes qui sont décrits ou évoqués dans La Recherche ? Et pour aller plus loin, pourquoi ne pas tenter d’associer à chaque personnage principal, en fonction du rôle qu’il tient, un mobilier original ».
Les assises du temps perdu
Des personnages émaillant l’œuvre de Proust – on en recense plus de 1500 –, Anthony Guerrée choisit 10 caractères auxquels il associe une assise singulière. « Une assise est le meuble qui dit le plus de nous : l’esthétique d’abord, mais aussi la posture physique qui selon son inclinaison ou sa hauteur, explique un faisceau d’attitudes et de représentations sociales. Ces chaises sont le fruit d’une tentative de figer quelques traits d’un personnage de fiction pour devenir des allégories, des incarnations. » D’Albertine, symbole du fantasme et pur objet de désir apparaissant dès les premières pages d’A l’ombre des jeunes filles en pleurs, naîtra un modèle inspiré des chaises Pomare, dont l’assise à haut dossier symbolise le désir amoureux et dont la résonance avec la saga érotique « Emmanuelle » ajoute à la légèreté. De Sidonie de Verdurin, faisant la pluie et le beau temps dans les salons de la haute-bourgeoise, le designer associe une chaise-paravent marquant la relation sensuelle de la mondaine avec son mobilier. « Elle invitait ses convives à venir palper les accoudoirs en bronze de son fauteuil », en sourit Anthony Guerrée. De Monsieur Vinteuil, modeste professeur de piano révélé fin compositeur, sort de l’imagination du designer un banc de piano dont la structure en chêne brossé aux cinq lames évoque la partition musicale…
De l’art du savoir-faire
De ces dessins, Anthony Guerrée en poursuit l’histoire en 2020, en lançant la production d’une collection inédite, chaque pièce étant fabriquée par Racines Ateliers, un ébéniste français, en 8 exemplaires uniques. Exception à la règle, la chaise Albertine est, elle, fabriquée en Ecosse, dans les îles Orkney par The Orkney Furniture Maker, dont les techniques de tressage de la paille d’avoine et de corde de lin sont uniques. Odette, modèle d’assise bistro est, elle, confiée à la Maison Drucker, spécialiste mondial du rotin. « Quoi de plus naturel pour rendre hommage à cette cocotte parisienne apparaissant dans Du côté de chez Swann, qu’une chaise, tout en courbes, symbole de sa grâce, faite à partir de rotin, un matériau, lui aussi, associé aux terrasses parisiennes et la gaieté de Paris » explique le designer. « La forme florale, et l’utilisation de matières végétales pour le design de la chaise Odette sont une référence au « catelya » du personnage de La Rechercheque Swann « aimait réarranger ». Pour Swann et Odette, « faire catelya », étant la formule consacrée pour dire faire l’amour. »
De cette exploration entre design et littérature, Anthony Guerrée confesse être devenu réellement designer. « A l’image de La Recherche, ce grand mouvement vers une vocation, où à la fin du livre le narrateur commence à écrire le livre que le lecteur vient de terminer, j’ai eu, cette envie de dessiner et de signer des chaises et d’en être officiellement l’auteur. J’ai la sensation que ce livre m’a permis de faire le grand saut ». En 2020, après avoir accompagné ces cinq dernières années le designer Christophe Delcourt, Anthony Guerrée ouvrait son studio.
Le travail d’Anthony Guerrée est aussi à retrouver sur www.anthony-guerree.com.